Lors de mes années de collège, au millénaire dernier, notre professeur de dessin nous confia un sujet qui me marqua : créer une page de bande dessinée. En tant qu’admirateur de Gotlib et Goscinny, je me plongeai avec enthousiasme dans ce projet pour exprimer ce qui bouillonnait en moi. Mon héros, Guyguy Legnol, bravant les limites des cases, passait d’une à l’autre, sautait dans un trou, se saluait lui-même et écrasait son problème initial en lui tombant dessus. Pour ma première œuvre bédéesque. J'étais fier de mon travail. Je le suis resté malgré l'habituel 8,5/20, pour manque de soin, qui le sanctionna.
Il y a quelque temps, mon fils aîné, qui connaissaint cette anecdote, me dit :
— Tu devrais lire « Imbattable. »
Intrigué, je m’exécutai.
Ma première impression n’a pas été exceptionnelle. Du point de vue graphique, ce n’est pas ce qui m’attire. C’est doux, paisible, enfantin. L’univers est celui d’une France rurale tranquille et sympathique. Le genre qu'on imagine organiser une fête des voisins chaque semaine. Dans cet environnement si lisse qu’il ferait passer les bisouxnounours pour un club de hooligans, vit Imbattable, petit homme bedonnant et casanier. Son costume de superhéros bon marché ne sert pas à camoufler son identité puisqu’il le porte en permanence. D’ailleurs, tout le monde le connaît et sait où il habite. Il se coule ainsi dans la tradition française des superhéros bancals.
J’ai accroché, dès qu’il a commencé à utiliser son pouvoir. En effet, à l’inverse de ses concitoyens, il sait qu’il vit dans une BD. Il peut voir ce qui se passe dans les autres cases et s’y rendre à volonté. Il maîtrise ce pouvoir à la perfection, ne commettant presque jamais d’erreur. Il pourrait devenir l’homme le plus puissant du monde, mais, comme tout superhéros, il a une limitation majeure : son absence totale d’ambition. Sa seule motivation est de maintenir son train de vie paisible et son univers de gentils voisins. Il est toujours prêt à aider les autres avec le même dévouement, que le problème soit de descendre un chat d’un arbre ou de sauver le monde.
Pour moi, l’intérêt de cette incroyable BD n’est ni l’histoire ni l'arc narratif des personnages, mais la virtuosité avec laquelle Imbattable gère les petits et colossaux obstacles qui se mettent en travers de sa route lorsqu’il tente d’apporter son pain à sa maman ou de finir une partie de pétanque. L’auteur, Pascal Jousselin, déploie des trésors d’imagination fusionnant les codes de la BD avec les lois de la physique. Sa maîtrise est parfaite. Alors que l’armée de scénaristes d’Hollywood échoue toujours à écrire une « simple » histoire de voyage dans le temps crédible (le cas échéant, je suis preneur), Pascal Jousselin ne cesse de poser à son héros des problèmes de plus en plus complexes. Celui-ci les résout avec une cohérence si magnifique que j’ai envie de crier de joie (ce que je fais parfois). C’est un régal pour les neurones !
Au fil des albums, l’univers d’Imbattable s’étoffe de nouveaux protagonistes et antagonistes aux pouvoirs incroyables, liés également aux codes de la BD, mais différents de celui d’Imbattable : l’un maîtrise la perspective et peut donc agrandir ou réduire n’importe quel objet en l'approchant ou en l’éloignant de lui ; une autre utilise les cartouches pour se déplacer dans le temps et l’espace à coup de « Deux heures plus tard » ou de « Trois jours plus tôt » ; un autre encore vit dans un flux temporel inversé… Lorsqu’un super-vilain est capable de traverser les pages, il faut une ingénuité folle à Imbattable pour l’attraper et surtout pour le maintenir en prison. À chaque histoire, Pascal Jousselin n’a de cesse d’enrichir et de bouleverser les lois de son univers sans sacrifier la cohérence. C’est beau, c’est virtuose, c’est jouissif. On a toujours envie de s’exclamer « Encore ! » tout en se disant que « encore » n’est plus possible, qu’il a saturé son univers de paradoxes, qu’un de plus et ça craque. Et toc ! Il sort un nouvel album.
Chaque fois que je (re)lis Imbattable, mes neurones frétillent de gourmandise. Et mon cœur m’envoie un pincement de nostalgie, car le petit Guyguy Legnol de mon adolescence qui y loge vient saluer, admiratif, Imbattable, le seul véritable héros de la BD.